Si son nom ne dit aujourd’hui rien, Alexandru Boc était pourtant un joueur remarquable. Libéro champion de Roumanie, courtisé par le Bayern Munich et Anderlecht, élu meilleur joueur du pays en 1970, vu par certains comme l’égal de Beckenbauer, Boc n’a jamais pu se faire connaître en Europe. Et pour cause, quand ses coéquipiers jouaient la Coupe du Monde 1970 au Mexique, lui croupissait dans l’une des plus dures prisons roumaines. La raison de cette incarcération restait floue. Mais des documents du Comité Central du PCR de l’époque ont été récemment dévoilés. Et on y apprend que cette décision a été prise par Nicolae Ceauşescu lui-même. Pour l’exemple. Ou comment une brillante carrière peut être gâchée dans l’intérêt supérieur d’un pouvoir tyrannique.
Alexandru Boc démarre sa carrière au Petrolul Ploieşti. Grand, mince, agile, il était un joueur élégant, doté d’un sens de l’anticipation très développé et d’une belle détente. Et d’une grande qualité technique, chose rare à son poste de libéro. Elle lui permet de devenir titulaire indiscutable à 18 ans seulement et de remporter le championnat dès la saison suivante. L’année suivante, nous sommes en 1967, Boc est recruté par le Dinamo Bucarest, le club du Ministère de l’Intérieur. Il remporte avec les Rouge et Blancs la Coupe de Roumanie l’année suivante. Sélectionné en équipe nationale, il fait partie en 1969 de l’équipe qui réussit l’exploit de faire match nul 1-1 à Wembley contre l’Angleterre championne du monde en titre.
Mais à l’automne 69, sa carrière, et sa vie même basculent. «Un soir de l’été 1969, j’étais au bar de l’Athénée Palace avec deux amis, raconte-t-il. Un gars de la table d’à côté a lancé un paquet de cigarettes pile dans un de nos verres. Puis il a commencé à m’insulter quand nous sommes partis. Je lui ai donné un coup de poing puis je suis parti, mais la bagarre a continué et le gars s’est retrouvé avec la jambe cassée. Je lui ai dit que je prenais tout sur moi, que j’étais le seul coupable. Etant joueur du Dinamo, je pensais être tranquille.» En effet, le Dinamo est le club du Ministère de l’Intérieur, donc de la Securitate, la police politique. Le genre de lien qui lui permettait effectivement de penser raisonnablement être tranquille. Le problème, c’est que l’homme en question était capitaine au sein de la même Securitate.
Boc est condamné à l’automne 1969 à 2 ans et 6 mois de prison. Mais il bénéficie d’un traitement de faveur. La Milice de Bucarest l’utilise comme informateur auprès de faux-monnayeurs étrangers important des faux Marks allemands. Six mois durant, il est donc en «détention allégée» au Commandement de la Milice du centre de Bucarest.
Un dossier de demande de grâce est préparé durant ce temps. Boc pense donc être libéré au bout de ces 6 mois. Ce qu’il ignore, c’est que la Securitate a eu connaissance de ses conditions de détention. Et qu’elle a préparé un contre-dossier. «Je connaissais l’existence de ce dossier de grâce, explique-t-il aujourd’hui. Et un matin, on m’a appelé. J’ai dit: Ca y est, je sors! Quel imbécile. Ils m’ont amené à la prison de Văcăreşti et ils m’ont rasé les cheveux. 10 Mercedes noires sont alors arrivées. Tout le Comité Central était venu. Et ils m’ont dit : Mon pauvre, tu t’es moqué du Parti et du pays!» Alexandru Boc est alors enfermé à la prison de Policolor Bucarest, l’une des plus dures du pays. Lui qui avait débuté les éliminatoires pour la Coupe du Monde ne verra pas le Mexique.
Amateur de femmes, et parfois de celles des autres, Boc a pu subir les foudres d’un mari jaloux, voire trompé. Les médias ont longtemps parlé de Valentin Ceauşescu, avec qui il était à la lutte pour les faveurs d’une femme. Mais Boc a toujours rejeté cette version. Il entretenait d’excellentes relations avec le fils aîné du couple dictatorial, qui appréciait d’ailleurs que quelqu’un lui tienne tête. Il faut plus vraisemblablement chercher du côté de Vasile Patilineţ, haut placé dans la hiérarchie du Parti devenu un homme de confiance du Président. Boc aurait eu une aventure avec sa femme, ce qu’il ne dément pas («Je ne sais pas si c’est le cas. J’étais célibataire à l’époque, j’ai eu beaucoup de femmes, il est possible que l’une d’entre elles ait été son épouse,» se contente-t-il de commenter). Patilineţ aurait donc profité de l’occasion pour se venger en influençant le chef de l’Etat.
Car les sténogrammes du PCR dévoilés ce mois-ci montrent que la décision d’enfermer Boc vient bien du sommet de l’Etat, de Ceauşescu lui-même! Voici des extraits, tirés d’une séance du Comité Central du PCR de 1970, montrant comment le pouvoir, au nom de sa crédibilité, s’est privé du meilleur joueur de l’année. L’ordre du jour de cette séance contenait «une information concernant des transgressions du régime d’exécution des peines». Une discussion axée uniquement sur le cas Boc.
Le Ministre de l’Intérieur, Cornel Onescu, et le Général Chiriac, chef de la Milice de Bucarest, tentent tout d’abord de convaincre de l’utilité de leur décision. La détention allégée de Boc était profitable à leur enquête, et que sa sortie anticipée était une forme de reconnaissance. Mais les membres du Comité les plus influents ne sont pas d’accord. Tous savent que Ceauşescu se veut le seul décideur du pays. Mieux vaut être dans son camp. Et Ceauşescu n’aime pas que l’on badine avec les sanctions imposées par la justice de l’Etat. Tous accablent donc la décision d’Onescu et Chiriac, pendant que le Conducător écoute attentivement.
«Camarades, demander une situation de privilégié en prison est sans aucun doute la chose la plus grave qui puisse exister, déclare Gheorghe Stoica. Ce cas Boc n’est probablement pas le seul. Si on créé des privilèges, on ne peut plus parler de rééducation. Les mesures proposées dans le cas Boc étaient justes et il faut attirer l’attention sur le camarade Cornel Onescu que des transgressions aussi grossières ne peuvent être acceptées.»
Paul Niculescu-Mizil, lui aussi membre du CC du PCR enfonce le clou: «Je rappelle que Boc a commis une infraction et qu’on a essayé de blanchir ce citoyen. Nous ne pouvons pas admettre de un tel comportement, fut-il le meilleur stoppeur du monde. C’est une mentalité de tolérance, de privilèges, que certains de nos hommes alimentent, alors que cela n’est même pas bénéfique pour le sport. »
Devant un tel réquisitoire, Nicolae Ceauşescu, renforcé dans son idéologie d’un Etat tout puissant, ne met pas longtemps à prendre sa décision. «C’est une transgression au régime d’exécution des peines de la loi socialiste. (…) Chiriac doit être démis de ses fonctions et rétrogradé. Quant au camarade Onescu, il a cherché à minimaliser les faits. Il faut lui appliquer une sanction du Parti et attirer très sérieusement l’attention sur lui.» Boc reste donc en détention, mais dans une véritable prison, tandis que, fait sans précédent, le chef de la Milice de Bucarest et le Ministre de l’Intérieur sont destitués sur-le-champ!
Ci-contre le sténogramme consignant la décision de Nicolae Ceauşescu lors de cette séance du Comité Central.
Pendant que ses anciens coéquipiers de l’équipe nationale ne passent pas le premier tour de la Coupe du Monde, Boc vit un calvaire: «On m’a habillé avec des vêtements rayés et on m’a jeté à la brigade disciplinaire de Policolor, où étaient enfermés les plus grands criminels. Nous étions 300 dans une pièce de 80 lits. Les punaises couraient sur les lits, c’était d’une misère incroyable. On était levés à 4h. Il fallait ensuite rester deux heures dans la cour avant d’aller au travail. Et toutes les 3 heures, des individus venaient contrôler nos mains pour voir si elles étaient bien abîmées.»
Forcément, le football est loin. Boc reste 7 mois en prison. Mais il ne tarde ensuite pas à retrouver les terrains: «Je suis allé m’entraîner avec le Dinamo quand je suis sorti. La première fois que j’ai sauté pour faire une tête, j’étais tellement faible que j’ai senti mes jambes entrer dans mon corps lorsque je suis retombé.» Il met néanmoins peu de temps pour reprendre la compétition, en première division avec le Sportul Studenţesc. Il rejoint ensuite le Rapid, avec qui il remporte la Coupe de Roumanie en 1972. Il quitte la capitale pour Craiova en 1973. Sous les couleurs de l’Universitatea, Boc contribue à la grande période du club, avec un titre de champion en 1974. Il retrouve ainsi sa place en équipe nationale.
Boc joue jusqu’en 1976 à Craiova, puis disparaît brusquement du paysage footballistique. Quatre ans après sa sortie de prison, Boc est banni à vie de toute activité sportive. Suivant un match de l’équipe nationale, Nicolae Ceauşescu aurait explosé en le voyant jouer. «Boc joue? se serait-il écrié. Ce Boc qui nous a causé tant de problèmes? Mais vous êtes fous! Je veux qu’il soit viré!» Aussitôt dit, aussitôt fait. Le joueur a bien tenté de sensibiliser Nicu, le fils préféré de Nicolae et Elena, mais rien n’y a fait. «J’ai vu Nicu dans un bar que nous fréquentions tous les deux, explique-t-il aujourd’hui. Il m’a dit: Sandu, je vais aller voir papa, mais il y a deux solutions. Soit tout se passe bien et il donne l’ordre de lever la suspension soit ça se passe mal et il te renvoie en prison.» Après 224 matchs de première division, c’est donc la fin de la carrière d’Alexandru Boc.
Après 1989, Boc a réussi dans les affaires et a fait un retour remarqué dans le monde du football en 1997 en tant que membre de la Commission de discipline et observateur de la LPF. Il tente même sa chance à la présidence de l’U Craiova en 1998, mais lassé par les manœuvres en coulisses, il démissionne moins d’un an après son arrivée. A 62 ans, Alexandru Boc est aujourd’hui donc vice-président de la LPF, observateur lors des matchs professionnels, et l’un des hommes les plus influents du football roumain. L’un des plus controversés aussi. Car comme quand il était joueur, Boc a toujours un comportement critiqué par certains. Un comportement à la base d’une histoire unique.
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Hallucinant… et vraiment poignant…
Ce n’est pa la même chose qui est arrivée à Christanval, parce qu’on en entend plus beaucoup parler…?
Je trouve que Méxès mériterait la même sanction après son départ honteux d’Auxerre.
incroyable mais très interessant pj!!!
Grand article!!! C’est pour ce genre d’article que je suis fan de Parlons Foot. Merci PJ.