Ştefan Kovács, une affaire d’état

kovacs.jpgS’il n’est pas le plus connu, Ştefan Kovács est incontestablement l’entraîneur roumain le plus titré de l’histoire. Décédé en 1995, son palmarès est resté éclipsé dans l’histoire footballistique roumaine par la victoire du Steaua en Coupe d’Europe des clubs champions 1986. Kovács est victime de son origine hongroise et du fait qu’il a conquis ses plus grands titres en dehors de Roumanie. S’il reste donc en retrait dans le souvenir collectif, son apport au football n’a en rien été anecdotique. Au point que les plus hautes sphères des états français, hollandais et roumain se sont penchées de près sur sa trajectoire. Retour sur une belle carrière, qui a largement dépassé le cadre du football.

Né à Timişoara en 1920, Kovács est donc issu de la minorité hongroise de Transylvanie. Son frère Nicolae, international roumain, portera même le maillot hongrois en 1941 suite à l’annexion du nord de la Transylvanie par la Hongrie. Sa carrière d’entraîneur débute à l’U Cluj, en 1956. Après deux saisons sur le banc transylvain, Kovács retourne travailler au sein de la FRF, où il avait occupé un poste d’adjoint. Il est nommé entraîneur des Espoirs, de la sélection B et enfin, en 1964, de la sélection A, poste qu’il occupe jusqu’en 1967. C’est durant ces années qu’il organise de nombreuses réunions entre les entraîneurs et sélectionneurs européens (dont les Français Albert Batteux et Georges Boulogne). Ces rencontres sont ses premiers contacts avec le football français, qu’il aura l’occasion de mieux connaître par la suite.

Kovács quitte la fédération en 1967 pour entraîner le Steaua Bucarest, un club à qui le titre échappe depuis 1961. Le pari sera relevé dès la première saison. Steaua remporte le championnat en 1967-68, devant le FC Argeş Piteşti. Le doublé championnat-coupe est raté, mais le club remportera par la suite 3 coupes de Roumanie (1969, 1970 et 1971).

Son aventure bucarestoise prend fin en 1971. Rinus Michels, l’entraîneur du grand Ajax, part à Barcelone. Il laisse alors à ses dirigeants une liste de 15 entraîneurs susceptibles de lui succéder. Ceux-ci font le choix le moins onéreux: Ştefan Kovács. Ce choix est un choc. Même s’il a disputé une saison à Charleroi lorsqu’il était joueur, l’entraîneur roumain n’est absolument pas connu hors de son pays. Lui même a du mal à croire qu’il est nommé à la tête du club champion d’Europe en titre. On raconte qu’il avait pris un billet aller-retour Bucarest-Amsterdam, pensant que son séjour serait de courte durée.

Son arrivée à l’Ajax reste encore un mystère. Pourquoi la plus grande équipe du moment choisit-elle un entraîneur inconnu? La réflexion tenait vraisemblablement dans le fait qu’elle détenait déjà avec Cruyff un leader tactique, l’âme du football total prôné par Michels. «Que dois-je dire à Cruyff ou Neeskens de faire? Absolument rien. Je les laisse jouer,» disait-il d’ailleurs. Kovács apportait un atout psychologique indéniable. Emerich Ienei, joueur entraîné par Kovács puis entraîneur champion d’Europe en 1986 avec Steaua: «C’était un grand homme, d’une intelligence hors du commun. Il aimait laisser les joueurs jouer et avoir leur propre personnalité. Techniquement, il leur a appris une ou deux choses devant la surface. Lorsqu’il est arrivé là-bas, les Néerlandais jouaient avec de longs ballons, comme les Britanniques. Il a réussit de telles performances parce qu’il avait les joueurs pour. Il disait de Cruyff qu’il était le joueur parfait: un homme modeste et effacé mais qui aimait parler beaucoup sur le terrain.» Ion Voinescu, grand gardien de Steaua dans les années 60, lorsque le club s’appelait encore CCA, loue lui aussi ses qualités humaines: «Il avait un talent extraordinaire pour comprendre les joueurs, un talent psychologique que peu d’entraîneurs ont aujourd’hui.»

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Cet inconnu sera pourtant celui qui continuera de prôner le football total cher à son prédécesseur. Avec la même réussite. A Amsterdam, Kovács remporte deux titres de champion de Hollande, une Coupe de Hollande, mais surtout la Coupe d’Europe des clubs champions en 1971 et 1972, la Coupe Intercontinentale en 1972 et la Supercoupe de l’UEFA en 1973.

Finale de la Coupe d’Europe des clubs champions 1973, remportée 1-0 contre la Juventus. On voit Kovács soulever le trophée à la fin de la vidéo.

Même s’il est plus discret que Rinus Michels, qui attirait l’attention des médias, Kovács devient une star en Hollande. Lorsque Nicolae Ceauşescu rend une visite officielle à la Reine Béatrix en mars 1973, celle-ci lui demande lors du banquet: «Que peut-on vous offrir à ramener en Roumanie? Vous devez accepter quelque chose en échange de Kovács.» Cette question n’est pas anodine.

Le gouvernement roumain a en effet entamé depuis quelques mois une politique de repli vis-à-vis de l’extérieur. Le culte de la puissance socialiste roumaine est en marche, et toutes les forces vives du pays doivent contribuer à sa grandeur. Le journal Scânteia (L’étincelle), organe officiel du PCR, titre après la deuxième de l’Ajax en Coupe d’Europe: «Un grand succès du valeureux technicien qu’est Ştefan Covaci (notez la roumanisation du nom de famille), mais aussi du mouvement sportif de Roumanie

Toutes les forces vives du pays doivent contribuer à son rayonnement. Le gouvernement de Ceauşescu décide donc de refuser de prolonger le contrat de travail à l’étranger de Kovács. Il est nommé directeur technique national au sein de la FRF. Le Président Ceauşescu a lui-même pris une résolution ferme et implacable: «Qu’il rentre au pays.» Mais lors de cette visite aux Pays-Bas, il fait un virage à 180 degrés et indique à Kovács qu’il peut décider seul de son avenir.

Cornel Drăguşin, ancien de la FRF et proche de Kovács raconte que ce dernier se trouvait dans les petits papiers du couple dictatorial. «Il avait un talent pour bien se faire voir. Contrairement aux autres techniciens, il bénéficiait de certains privilèges, notamment celui d’aller selon son bon vouloir. De ce que j’en sais, Elena avait une faiblesse pour lui, et il entretenait d’excellentes relations avec Nicolae Ceauşescu. Il pouvait aller chez lui n’importe quand, il était immédiatement reçu, quand d’autres était refusés ou devaient rester des jours entiers à la porte du dictateur.» Un fait confirmé par Ienei: «Je ne savais pas qu’on avait essayé de l’empêcher d’aller en France, d’autant plus qu’il avait d’excellentes relations avec la famille Ceauşescu, surtout Elena, avec qui il avait sympathisé.»

Kovács a des statistiques éblouissantes avec l’équipe néerlandaise: 85% de victoires en 123 matchs, et 3,3 buts marqués par match en moyenne. Celui-ci sent néanmoins venir la fin du grand Ajax. De grands clubs européens tels que Benfica, l’AEK Athènes ou l’Inter de Milan s’intéressent à lui (le club italien devra cependant vite renoncer, le règlement de sa fédération interdisant l’engagement d’un entraîneur étranger). Mais, informé de l’intérêt que lui porte le football français par l’intermédiaire de Jacques Ferran, Kovács accepte la proposition de la FFF. Fernand Sastre, président de la fédération française et Georges Boulogne, le sélectionneur à qui il succède, se sont rendus eux-mêmes à Amsterdam pour le convaincre.

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Il quitte ainsi l’Ajax en pleine gloire. Sage décision, puisque Johann Cruyff, le leader de l’équipe, rejoint Rinus Michels peu après à Barcelone, accélérant ainsi la fin de la grande époque de l’équipe amstellodamoise.

Sélectionneur de l’équipe de France en 1973, le deuxième étranger à ce poste après l’Anglais George Kimpton durant le mondial de 1934, Ştefan Kovács arrive à la tête d’une équipe moribonde. A la dérive depuis les années 60, le football français espère retrouver une place dans l’échiquier mondial en faisant venir l’entraîneur du moment. Très francophile, comme de nombreux Roumains, Ştefan Kovács souhaite ardemment relever le niveau du football français et qualifier les Bleus pour le prochain championnat d’Europe qui aura lieu en 1976 en Yougoslavie. Mais rien n’est simple.

En effet, son contrat à la FFF n’est établi que pour une année. Et alors que les éliminatoires doivent commencer en 1974, Kovács attend toujours la confirmation du gouvernement roumain pour la reconduction de son contrat. C’est à ce moment que Ceauşescu décide de faire du cas Kovács une affaire d’Etat. Depuis le début de l’année 1974, des tensions existent en France avec l’ambassadeur roumain, M. Flitan, et un conflit franco-roumain est né, portant sur une série de problèmes économiques et politiques. De plus, au mois de mai 1974, une église parisienne, propriété de l’Etat roumain a été occupée de façon illicite sans que les forces de l’ordre n’interviennent, à la plus grande colère des Roumains. Ainsi, les relations politiques se sont tendues et Ştefan Kovács se retrouve au milieu de ces divergences. Une nouvelle fois, le président roumain ordonne lui-même l’ordre de la nommer directeur technique national.

Le départ du sélectionneur français apparaît inéluctable en août 1974. Mais comme lors de l’épisode hollandais, la pression médiatique et politique va une nouvelle fois faire plier le gouvernement roumain. Quelques jours seulement après sa nomination comme DTN en Roumanie, Ştefan Kovács est autorisé par Nicolae Ceauşescu à rester une année de plus en France. Les relations entre les deux hommes et le désir de Ceauşescu de bien se faire voir par la France sont à la base de cette décision.

Symbole de l’importance que cette décision revêt, Pierre Mazeaud, secrétaire d’Etat à la Jeunesse et aux Sports, déclare que: «le gouvernement français peut être fier d’avoir mené à bien cette opération, cela dans l’intérêt du sport et notamment du football». Quelques heures plus tard, c’est le Premier ministre français en personne, Jacques Chirac, qui déclare: «Je tiens à vous dire combien je me réjouis pour la France, et notamment pour le football français, que M. Kovács puisse rester en France. […] De toute façon, il n’y a pas eu là de discussion de compensation; simplement je me réjouis que la Roumanie ait accepté de maintenir la présence de Kovács en France et j’espère que l’équipe de France de football pourra ainsi voler de victoire en victoire, ce dont elle a besoin, et ce dont nous avons tous besoin».

Des compensations, il y en a pourtant eu. Un document du CNEFS (conseil national roumain pour l’éducation physique et sportive) fait la lumière sur les conditions contractuelles offertes par les Français à Kovács et dévoile au passage ainsi le prix de la liberté d’entraîner hors des frontières de l’état communiste: «La demande d’engagement a été présentée par le président de la Fédération Française à l’ambassade de la République Socialiste de Roumanie à Paris […]. De son salaire, l’entraîneur déposera chaque mois la somme de 200 dollars sur le compte de la FRF.»

Sortie de la pire décennie de son histoire, l’équipe de France a entamé son redressement sous la houlette de Georges Boulogne. La remise à niveau se poursuit sous le commandement du Roumain, mais cela ne suffit pas à qualifier l’équipe pour l’Euro yougoslave. La Belgique et la RDA terminent les éliminatoires devant les Bleus. Kovács quitte alors son poste, laissant son adjoint Michel Hidalgo lui succéder.

kovacs-et-hidalgo.jpgSi le Roumain n’a eu aucun résultat notable durant ses deux années à la tête de l’équipe de France, sa venue a été d’un riche apport pour les Bleus. A côté d’un travail renforcé sur la formation (il est à la base de la création du centre de Clairefontaine, inspiré des centres de formation mis en place en Roumanie par le pouvoir communiste), Kovács a beaucoup fait pour la progression des joueurs dans les domaines physique et tactique ainsi que dans leur approche psychologique des rencontres de haut niveau. Lorsqu’on lui demandait à son arrivée combien de temps il faudrait pour faire de l’équipe de France une grande équipe, il répondait visionnaire: «avec des structures, en huit ans, dix ans, on peut faire une belle équipe nationale». Michel Hidalgo, son adjoint et successeur, a su profiter de ce travail et le poursuivre pour mener l’équipe de France à la victoire lors de l’Euro 84, dix ans plus tard… «C’est lui qui a formé le groupe de Platini, celui qui a remporté l’Euro 84, soutient Ienei. Il a fait comprendre aux Français qu’il fallait reformer tout le football, des juniors jusqu’à l’équipe nationale, pour avoir des performances.»

Enfin Ştefan Kovács revient en Roumanie. L’équipe roumaine a également échoué lors des éliminatoires de l’Euro 76, terminant derrière l’Espagne. Nommé vice-président de la FRF et sélectionneur national, Kovács ne fait pas mieux que son prédecesseur lors des éliminatoires pour le Mondial 78, l’Espagne termine encore première du groupe, devant la Roumanie et la Yougoslavie. Ces trois équipes se retrouvent lors des éliminatoires pour l’Euro 80, et encore une fois, l’Espagne élimine ses concurrents. Kovács termine sa carrière de sélectionneur en 1981, sur une dernière affaire d’état.

Le 13 mai 1981, la Roumanie se déplace en Hongrie pour y rencontrer l’ennemi héréditaire dans le cadre des éliminatoires pour le Mondial 82. La Hongrie s’impose 1-0. Dans un pays conduit par une dictature prête à tout pour promouvoir L’homme nouveau, une défaite contre l’ennemi hongrois est insupportable. Victime de ses origines, Kovács est accusé d’avoir volontairement fait perdre le match. Devant la caballe dont il est la cible, il jette l’éponge et part à la retraite. On le retrouvera quelques années plus tard brièvement sur le banc du Panathinaïkos puis de l’AS Monaco, mais sans succès. Arsène Wenger est d’ailleurs son successeur à la tête du club de la Principauté.

stefan-kovacs.bmpŞtefan Kovács meurt le 11 mai 1995, à 75 ans. Fumeur invétéré, il succombe à un cancer pulmonaire. Bien qu’il ait apporté un grand prestige au football roumain et qu’il ait gagné beaucoup d’argent durant sa carrière, il est mort dans la pauvreté. Lorsque, en pleine séance des ministres, le Président Chirac, avec qui il était resté très lié, a appris son décès, celui-ci a arrêté les discussions pour marquer une minute de silence en hommage à celui qu’il considérait comme «le fondateur du football moderne français .» Inconnu hors de Roumanie lorsqu’il en est parti, Kovács est mort bien plus respecté à l’étranger que dans son propre pays.

Parmi les sources, l’article paru sur Wearefootball (seule source francophone).

 
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Un lapsus au début du deuxième paragraphe (minorité magyare de Transylvanie) et un Ienei juste un peu excessif (Kovacs n’a jamais sélectionné Platini ni les autres figures principales de la génération qui a flambé ensuite dans les années 80). Pour le reste, le papier est intéressant à plus d’un titre – la Roumanie des années 70, un vrai poème… Bonne continuation.

par Pop9, 02.12.2008 à 22h45   | Citer

Oups oui, magnifique le lapsus! C’est corrigé, merci Pop9.

Pour ce que soutient Ienei, je pense qu’il n’a pas tord. Ils ne les a pas sélectionnés (ce n’est d’ailleurs pas ce qu’il dit, relis bien!), mais il a beaucoup travaillé sur la formation et cette génération a été la première à en profiter. Tant mieux d’ailleurs!
;-)

par PJ, 02.12.2008 à 23h20   | Citer

bravo pour l’ article pj!

par thi oc, 03.12.2008 à 10h05   | Citer