Tiraspol. Une ville européenne que les Européens ne connaissent pas. Dans un pays qui n’existe pas, au sein de l’Europe, mais où cette dernière ne met pas les pieds. La Transnistrie est un de ces derniers objectifs réservés aux aventuriers en recherche d’histoires de guerre comme on en lit dans les livres. Un autre monde à seulement trois heures d’avion de Paris. Aucun média ne parle de la Moldavie. Encore moins de cette région rebelle qu’est la Transnistrie. Un monde reclus sur lui-même, où le seul monde extérieur toléré ces prochaines semaines sera celui du foot européen. Car au milieu de ce no man’s land figure le Sheriff Tiraspol, qualifié en phase de poules de l’Europa League.
Officiellement, la République de Transnistrie (Pridnestrovia en russe) appartient à la République de Moldavie, ce petit pays coincé entre Roumanie et Ukraine. Après l’effondrement de l’URSS et de nombreuses années de lutte, la Transnistrie a proclamé son indépendance, mais la situation n’a guère avancé. Pour les institutions internationales, la Transnistrie fait toujours partie de la Moldavie, mais dans les faits, la réalité est tout autre. La Transnistrie s’est en effet dotée d’un statut propre, avec son hymne national, sa propre constitution, son armée et sa propre force de police. L’ancien président moldave Vladimir Voronine n’a même pas pu entrer dans le «territoire» transnistrien il y a quelques années pour se recueillir sur la tombe de sa mère.
Pourquoi cette minuscule région pose-t-elle ainsi problème à la Moldavie? La faute à l’ancienne puissance soviétique. De langue et d’influence roumaine, la Moldavie a été arrachée en 1940 à la Roumanie par l’URSS, qui en a fait une de ses républiques. Les Soviétiques ont alors commencé un long travail de sape, en imposant la langue russe comme langue officielle, la seule enseignée dans les écoles, et en excluant le roumain de toute administration. Si la partie occidentale de la Moldavie garde aujourd’hui une tendance à se rapprocher avec la Roumanie, la Transnistrie est elle totalement tournée vers la Russie. L’on peut encore voir à Tiraspol, sa capitale, des statues de Lénine ou des tanks de l’Armée Rouge comme autant de monuments à la gloire de l’ex-URSS.
Séparatiste, fermée aux organisations internationales, la Transnistrie est aujourd’hui la plus grande plaque tournante du trafic d’armes en Europe. Lorsque, en 1992, le président de Transnistrie Igor Smirnov annonça la création d’une armée nationale, la 14e armée russe, commandée par le Général Aleksandr Lebed, lui porta son soutien. La Transnistrie bénéficia ainsi d’une afflux massif d’armes, alors même que la 14e armée était démantelée suite aux accords russo-moldaves de 1994. Bénéficiant des deux voies de communication utilisées pour le trafic, la route et la mer, et d’un immense vide juridique et policier, les bandes organisées ont les mains libres.
Dans ce pays en friche, Tiraspol ne dépareille pas. Seul brille dans la capitale le complexe sportif Sheriff. Une sorte de halo lumineux digne d’une entrée dans la 4e dimension au sein de la grisaille ambiante. Deux concessions Mercedes-Benz et Skoda trônent à son entrée, ainsi qu’une station-service et un supermarché Sheriff. Fondé le 4 avril 1997, le FC Sheriff truste depuis sa création quasiment tous les trophées nationaux. Le meilleur club moldave est en effet la vitrine de la Transnistrie séparatiste! Et comble de tout, le complexe du FC Sheriff, ainsi que son stade, est le seul à être approuvé par la FIFA. Conséquence: l’équipe nationale moldave y dispute ses matchs internationaux. Le stade de 13 000 places est considéré comme l’un des meilleurs du continent, et a été décoré de l’ordre du Mérite du centenaire de la FIFA alors que les stades de Chişinau, la capitale moldave, n’ont pas toujours l’eau courante dans leurs vestiaires. Les dirigeants transnistriens ne peuvent qu’en profiter pour narguer une Moldavie roumanophone impuissante face à cette puissance financière, et écraser les rivaux de la capitale, et le Zimbru Chişinau en particulier.
Le complexe Sheriff comporte 8 terrains d’entraînement, une piste d’athlétisme, deux salles d’échauffement avec gazon synthétique, un hôtel 5 étoiles et une piscine. Comment ce projet pharaonique, pour un pays pauvre de 600 000 habitants, a-t-il pu voir le jour? Et qui plus est dans une région séparatiste en lutte contre le pouvoir central? Le club est une émanation du groupe Sheriff, un groupe d’une puissance rare possédant quasiment tout en Transnistrie: supermarchés, stations-service, chaîne de télé (TSV, la télé du libre choix), réseau de téléphonie (Interdnestrcom), etc). Les installations du FC Sheriff, modernes à en faire pâlir Milanello, sont estimées à 60 millions d’euros. Mais officiellement, le club a déboursé… 200 000 euros pour la construction du stade. Ce montant couvre l’importation de l’écran géant, de la pelouse synthétique et chauffée et de l’éclairage. Tout le reste à été construit et financé en interne par la firme de BTP de Sheriff, son premier business officiel depuis 1997.
Très proche de l’élite politique de Transnistrie – le président transnistrien Igor Smirnov lui-même est soupçonné de diriger le groupe en sous-main – le groupe a un propriétaire, le président du club Viktor Gushan. Un homme on ne peut plus discret: aucune interview ou photo de lui n’est connue, si ce n’est l’unique photo officielle figurant dans la brochure de présentation de la firme. Son unique apparition vidéo date d’une tournée d’inspection de Sepp Blatter il y a plusieurs années de cela. Il n’y quitte pas ses lunettes de soleil.
Gushan a fondé Sheriff avec deux associés. L’un d’eux est inconnu, l’autre se nomme Korzun. Propriétaire de luxueux châteaux-hôtels-bordels, Korzun est également président du club Tiligul-Tiras, un autre club basé à Tiraspol, dont les joueurs ont le privilège de pouvoir s’entraîner sur les installations du FC Sheriff. Sur l’origine de leurs fortunes respectives, rien. Pas une ligne. Pour beaucoup, le groupe est une simple organisation mafieuse destinée à blanchir de l’argent pour le compte de Smirnov et cie. L’OSCE déplore la situation sans pouvoir agir: «La manière dont la société Sheriff s’est développée n’est pas claire, et l’identité de ses propriétaires est floue. Elle aurait été créée par 3 anciens officiers de police, qui avaient pris part aux combats de 1992. En quelques années, Sheriff s’est imposé comme le principal propriétaire de supermarchés du pays, entre autres activités», déclare-t-elle après une visite en Transnistrie en 2005. Plus qu’hégémonique, la société Sheriff est en fait devenue une institution en Transnistrie: le blason du club figure sur l’envers d’une pièce de 100 roubles frappée en 2003. Au revers figurent la faucille et le marteau. Une pièce d’une monnaie illégale qui résume à elle seule l’imaginaire et la réalité d’un pays n’existant pas: la nostalgie soviétique d’un côté et les dérives de l’économie capitaliste de l’autre.
Si le club ne communique pas sur son origine, son fonctionnement actuel est assez simple. Le club recrute à tours de bras des joueurs brésiliens, africains ou roumains à des prix minimums puis les revend avec de belles plus values. En font partie le Roumain Răzvan Cociş (photo), aujourd’hui international et licencié au Lokomotiv Moscou, et le Béninois Omotoyossi, aujourd’hui à Metz. Cette saison, les stars du club sont Nadson José Ferreira, un attaquant brésilien de 24 ans acheté à Santos, et le Géorgien Vaja Tarkhnishvili. Des joueurs sur lesquels le club compte pour une prochaine plus value.
Le FC Sheriff profite également des primes offertes par l’UEFA pour ses présences régulières en coupes européennes, même si ses parcours n’ont jamais été aussi longs que cette saison. Son stade ne rapporte lui pas beaucoup, la faute à de faibles affluences en championnat. Les 3 matchs de groupes d’Europa League, face aux voisins du Steaua Bucarest, à Fenerbahçe et au FC Twente devraient eux rapporter gros. Après avoir éliminé l’Inter Turku et le Slavia Prague en tours préliminaires de Ligue des Champions, le Sheriff espérait bien recevoir le Real Madrid ou Manchester United. L’Olympiakos ne l’a pas entendu ainsi lors du tour de barrages. Peut-être doit-on penser que cette défaite du Sheriff est une bonne chose pour le football. Car si l’UEFA souhaite agrandir les compétitions europénnes aux clubs des pays moins puissants, la situation de la République Sheriff devrait poser un gros problème de conscience.
Pour ceux qui voudraient en apprendre plus sur la Transnistrie, je vous recommande chaudement l’excellent bouquin de Xavier Deleu « Transnistrie, la poudrière de l’Europe », chez Hugo Doc (et je n’ai aucun rond dans l’affaire).
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La Transdniestrie est d’ailleurs une des rares régions où ukrainiens et russes sont sur la même longueur d’onde.
Lors d’un récent référendum (il y a 1 ou 2 ans je crois), 97 % auraient voté un rattachement à la Russie ! Encore que la notion de référendum prend une autre dimension là-bas.
Sinon, jolie perf d’avoir sorti le Slavia Prague !
Tiens PJ a récupéré une connexion internet.
Bon j’ai encore appris plein de truc. Thanks!
Je l’ai posté du boulot, mais chut!
Merci PJ je vais coucher moins niaiseux a soir…
Bravo PJ ! Encore un des sujet des plus interessant sur PF. Sans vouloir faire injure aux autres PFooteux, si on decernait une récompense, je voterais pour toi. C’était passionnant.
Excellent article Pj, ca sent la mafia a plein nez ce club, j’avais d’ailleurs entendu de drôles de choses.
Tu es une vraie mine d’or Pj.
Par contre, on a un peu l’impression qu’en Moldavie il n ‘y a que le Sheriff Tiraspol.Les autres équipes on en parle quasiment jamais.
Merci Stef!
Merci Bastien.
Si on ne parle que du Sheriff, c’est parce que ce club est largement au-dessus de tout le reste en Moldavie. Au final, c’est le seul club vraiment professionnel, les autres manquant terriblement d’argent. Mais on avait quand même parlé d’un autre club sur PF!
Passionnant ! Bravo…
passionant!
nan j’ déconne!!!