L’Euro 60 et la Guerre Froide

Euro_60 logoC’était il y a tout juste 50 ans. Championnat d’Europe de football 1960. La France accueille la toute première édition de cette compétition. Tâche plutôt minimaliste, puisque le tournoi se dispute par matchs éliminatoires aller et retour jusqu’en demi-finale. Seules ces demi-finales et la finale sont donc organisées en France. 17 équipes seulement sont inscrites aux éliminatoires, avec quelques absences notables parmi lesquelles la RFA, l’Italie ou l’Angleterre. En quarts de finale, l’Espagne doit affronter l’Union Soviétique. Un duel qui n’aura jamais lieu.

Hiver 1960, quatre légendes du Real Madrid attendent à l’aéroport de Madrid. Ladislao Kubala, Francisco Gento, Luis Suarez et Alfredo di Stefano sont encore humides des douches prises après leur dernier entraînement. Les stars mondiales de l’équipe espagnole sont prêtes pour partir disputer le match aller à Moscou. Une attaque de feu contre une défense en béton, celle de l’URSS, équipe qui compte dans ses rangs le gardien Lev Yashin, qui deviendra en 1963 le seul gardien élu Ballon d’Or de l’Histoire. Le duel des Espagnols contre un seul homme promet d’être fantastique. L’adversaire ne sera finalement pas celui attendu. Celui qui s’opposera aux joueurs espagnols ne sera pas Yashin mais Franco. À la tête de l’État espagnol depuis 1939, le Caudillo décide de boycotter le match.

Général d’une brigade fasciste, Francisco Franco est donc arrivé en 1939 à la tête de l’Etat espagnol. Les Républicains, adversaires du futur dictateur, sont soutenus par l’URSS lors de la Guerre Civile. Franco ne l’oubliera pas. Il n’a, d’autre part, pas encore la position souhaitée dans l’ordre politique mondial post-Seconde Guerre Mondiale. Il ne peut s’impliquer dans les décisions prises au sommet à cette époque. Franco veut trouver sa place, par n’importe quel moyen. Avant que les joueurs de l’équipe nationale espagnole n’arrivent à Moscou, Franco parle seulement d’une «guerre privée». Comment ses joueurs peuvent-ils se rendre dans le pays de ses ennemis intimes? Et laisser les Soviétiques venir dans son pays pour disputer le match retour? Jamais.

Francisco Franco met donc en oeuvre le boycott. Le sport espagnol menacé de mort par un dictateur, un cauchemar pour les sportifs. «Pourquoi? Pourquoi?» crie éberlué Alfredo di Stefano lorsque la nouvelle parvient aux oreilles des joueurs. La réponse d’un officiel de la fédération est cinglante: «Pourquoi? Ordre de Franco.» Les Ministres de l’Intérieur et de l’Information ont fait part de sa décision. Lafuente Chaos, le président de la fédération, a beau avoir insisté sur le fait que le football n’avait aucun lien avec les ressentiments idéologiques du régime, il n’a rien pu empêcher. Le lendemain, l’AFP titre «Le football est victime de la Guerre Froide.»

De son côté, l’UEFA souhaite que le premier championnat européen qu’elle organise ne passe pas sur la scène politique. Pour éviter cette dérive, elle propose un compromis: jouer le match sur terrain neutre. Le régime espagnol accepte la recommandation. Les Soviétiques, peut-être conscients que leur équipe aurait moins de chances de vaincre sur terrain neutre, refusent le sourire aux lèvres. Démunie, l’UEFA ne peut donc qu’annoncer l’Union Soviétique qualifiée par forfait de l’Espagne, qui reçoit en outre une amende de 2 000 francs suisses. La sélection espagnole, qui avait annoncé son objectif de jouer la finale de l’Euro, restera donc impuissante à la maison. La grande génération espagnole perd là l’occasion d’entrer dans l’Histoire.

La compétition, elle, continue. La Yougoslavie, l’Union Soviétique et la Tchécoslovaquie accompagnent la France, pays organisateur, en demi-finales. À Marseille, l’URSS bat la Tchécoslovaquie 3-0, et doit affronter en finale la Yougoslavie, qui a battu la France 5-4 au Parc des Princes. Dans cette même enceinte, les Yougoslaves ouvrent le score et mènent à la mi-temps. L’URSS égalise et, en prolongations, une tête de Ponedelnik envoie le trophée à Moscou. Les Soviétiques sont les premiers champions d’Europe. Lev Yashin est l’homme du match. Le lendemain, L’Équipe écrit que «Yashin aurait probablement pu arrêter les attaques de n’importe quel pays du monde.» Même l’attaque espagnole? Personne ne le sait.

URSS euro1960

Les quatre madrilènes quittent eux la salle d’attente de l’aéroport de Madrid, un tremblant «Pourquoi?» murmuré du bout des lèvres. Di Stefano n’aura jamais la réponse qu’il attendait à sa question. La seule chance d’exposer son immense talent dans un championnat européen vient de disparaître. Deux années plus tard, il n’est qu’en tribunes lors de la Coupe du Monde disputée au Chili. Kubala et Gento ont eux pris leur retraite. Seul Luis Suarez est encore présent dans le 11 espagnol. Une seule légende reste, celle de l’Euro 64. Celle d’une équipe espagnole qui, à Madrid, prend sa revanche en remportant 2-1 la finale du Championnat d’Europe face à l’URSS.

De son balcon situé en haut de la tribune du stade Santiago Bernabeu, Francisco Franco jubile. Il n’a pas pu boycotter la finale, et sa haine imprégnée depuis des dizaines d’années est effacée par l’ivresse de la victoire. Le lendemain, le journal espagnol ABC publie une caricature dans laquelle le capitaine Suarez dit: «Vous et moi, nous nous sommes transformés en vainqueurs. Nous avons battu les ‘Rouges’.» Le «Vous» fait ici clairement référence au dictateur. Des paroles que Luis Suarez a dû entendre de la part du Caudillo lorsque celui-ci l’a invité en audience quelques jours après la finale. Un Suarez dégoûté par l’immixtion de Franco dans le succès de l’équipe nationale. «C’est comme si je sentais une flèche me transpercer la peau,» a-t-il dit plus tard à propos de la distinction reçue de la part du dictateur. «Il a fallu se forcer à sourire – un sourire qui m’a demandé autant d’efforts que durant toute ma carrière.»

Texte en partie inspiré de l’article de Dirk Gieselmann sur www.11freunde.de.

 
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trackback uri 15 commentaires

C’est marrant comme l’histoire se répète : l’équipe d’URSS avait à son tour déclaré forfait pour le barrage intercontinental qualificatif pour la WC 1974 car elle devait affronter l’équipe du Chili …

par Xaxou, 22.03.2010 à 14h29   | Citer

Xaxou: C’est marrant comme l’histoire se répète : l’équipe d’URSS avait à son tour déclaré forfait pour le barrage intercontinental qualificatif pour la WC 1974 car elle devait affronter l’équipe du Chili …

Le match avait d’ailleurs eu lieu, à 11 contre 0!!! Les Soviétiques avaient décidé, ou plutôt ont été obligés, au dernier moment, de rester dans leur vestiaire. Plutôt que d’offrir la victoire par forfait au Chili, l’arbitre a sifflé le début de la rencontre et c’est le capitaine Francisco Valdés qui a marqué l’unique but, dans un stade plein à craquer. L’histoire de Carlos Caszely, le meilleur joueur chilien de l’Histoire, est d’ailleurs fortement mêlée à ce match et à la coupe du monde 74.

par PJ, 22.03.2010 à 15h43   | Citer

Et c’est marrant comme l’histoire se répète. Il y a 50 ans, l’Espagne était déjà l’équipe qui faisait peur!

par PJ, 22.03.2010 à 15h49   | Citer

rien à voir!!!! l’URSS a refusé de se rendre à Santiago du Chili car elle ne voulait pas jouer dans un stade où on torturait et exécutait les prisonniers politiques (pour mémoire, 1 an avant c’était le coup d’Etat du dictateur Pinochet au Chili et le Estadio Nacional était devenu un camp d ‘enfermement…

par carlos byron, 22.03.2010 à 20h08   | Citer

« dans un stade plein à craquer »!!!!??????????? il n y avait que quelques prisonniers politiques obligés de rester dans les tribunes!!!!
sinon, le stade était vide…. il suffit de regarder les photos de l’époque ou les videos!!!!!

par carlos byron, 22.03.2010 à 20h18   | Citer

Excellent article PJ…….comme d’hab :-)

Mais, il y a une faute dans ton dernier paragraphe. Désolée de faire ma chieuse ;-)

« c’est comme si je sentais une flèche Me transpercer la peau »

par Fab, 22.03.2010 à 21h43   | Citer

Ouais enfin, l’URSS qui s’offusque de tortures et éxécutions de prisonniers politiques, c’est plutôt à se tordre de rire non ?
Ha oui, c’est vrai, Pinochet n’était pas un dictateur communiste, c’est pas pareil, il n’avait pas le droit….

Je ne m’en souviens plus, c’est vraiment le motif qu’ils ont officiellement donné à l’époque ??

par Fab, 22.03.2010 à 22h35   | Citer

il ne s’agit pas de comparer les régimes politiques d’URSS et de Pinochet mais de rappeler un fait: l’URSS a refusé de jouer dans un stade qui servait de lieu de torture et d’exécutions, encore quelques heures avant le match (cf les témoignages des prisonniers politiques)…. de la même manière que plusieurs footballeurs (hollandais notamment) ont refusé d’aller en Argentine pour le Mondial 78 pendant la dictature de Videla… personnellement je me souviens très bien et pour y avoir vecu j’approuve ces décisions

par carlos byron, 23.03.2010 à 02h21   | Citer

Ca me troue toujours de voir que la politique s’immisce dans le sport à ce point.
Je sais c’est un peu Naïf comme réaction…..

par Frid, 23.03.2010 à 08h41   | Citer

Chili-URSS 1973 en vidéo :

A lire ici également (en espagnol).

par Xaxou, 23.03.2010 à 10h02   | Citer

Fab: Mais, il y a une faute dans ton dernier paragraphe.

Corrigé Fab, merci! :)

carlos byron: « dans un stade plein à craquer »!!!!??????????? il n y avait que quelques prisonniers politiques obligés de rester dans les tribunes!!!!
sinon, le stade était vide…. il suffit de regarder les photos de l’époque ou les videos!!!!!

Si tu as éventuellement des liens, ça pourrait m’intéresser Carlos. Il y a certainement des erreurs dans mes sources.

Pour le reste, je ne suis pas sûr que cela n’a rien à voir. Je trouve au contraire qu’il y a beaucoup de similitudes entre ces histoires. Après, ce n’est qu’un point de vue…

par PJ, 23.03.2010 à 10h03   | Citer

Merci Xax’!!! Effectivement, grosse erreur dans les textes que j’ai lu sur le sujet!

par PJ, 23.03.2010 à 10h06   | Citer

Carlos Byron : loin de moi l’idée de comparer. C’était juste que je voulais savoir si c’était le réel motif du boycott pour les russes.
Motif qui me semblait donc plutôt paradoxal.
Enfin, c’est juste mon point de vue.

par Fab, 23.03.2010 à 10h36   | Citer

Très intéressant…Ce Chili/URSS est incroyable, merci aux archivistes !

par Moriarty, 24.03.2010 à 18h54   | Citer

c’est pas cool de marquer comme ça un but, c’est pas du foot, tout est politisé c’est deg. Les italiens de Mussolini ont acheté la coupe, les argentins de Videla aussi, les anglais ont acheter l’arbitre, les français ont acheté Ronaldo et la compagnie, en 1994 grillé en final l’argentine de Maradona, comme a dit Hidalgo « Le sport est en otage de la politique »

par grigori, 11.07.2011 à 22h58   | Citer