Une agitation bien particulière secoue la ville d’Ashbourne, au cœur des Midlands, chaque année au moment du carême. Le village vit en effet à cette époque de l’année au rythme d’une coutume aussi virile que millénaire : le Shrovetide Football. Ce sport, que l’on pourrait comparer à la soule ou au Calcio Fiorentino, se déroule sur deux jours, le Mardi Gras (Shrove Tuesday, d’où son nom) et le Mercredi des Cendres. Et ce depuis plus de 1 000 ans, pour le plus grand bonheur des natifs de la ville et des curieux (à condition peut-être de ne pas s’approcher trop près !).
Les origines de ce jeu sont floues. Si l’on pense généralement qu’il est joué depuis plus de mille ans, un incendie a, au XVIIIe siècle, fait disparaître toute ancienne référence écrite. Le document le plus ancien connu aujourd’hui date de 1863. Certains document du XVIIe siècle mentionnent cependant un jeu y ressemblant. Ce que l’on sait de source sûre, c’est qu’Ashbourne est la seule ville, sur une cinquantaine à l’origine, où ce jeu est encore joué, et que le ballon était au Moyen-Age une tête fraîchement tranchée et lancée à la foule après une exécution publique. On sait également que les habitants d’Ashbourne jouent chaque année quelles que soient les conditions. Les matchs ont ainsi été maintenus pendant les deux Guerres mondiales, et il faut attendre 1968 pour qu’il soit annulé pour la première fois, à cause d’une épidémie de fièvre aphteuse. C’est également le cas en 2001, ce qui n’a pas empêché les joyeux lurons de se retrouver pour chanter et boire…
Les autorités ont pourtant plusieurs fois tenté de le bannir. Edouard III a tenté en vain d’interdire ce type de sport, joué dans toute l’Angleterre, au prétexte que cela interférait avec l’entraînement de ses archers (!). Le Shrovetide Football a également été brièvement menacé après qu’une personne ait été poussée dans la rivière Henmore en 1878. Des propriétaires terriens en ont profité pour signer des pétitions réclamant l’interdiction de violer les propriétés privées, interdiction encore en vigueur aujourd’hui.
Bien qu’il porte le nom de football, ce sport voit rarement le ballon être joué au pied. Il est généralement porté et avance au milieu de ce qui s’apparente à de grandes mêlées de rugby qui peuvent compter des dizaines, voire des centaines de personnes. Lorsqu’un joueur marque, il est porté sur les épaules de ses coéquipiers au Green Man Royal Hotel, où tout se termine évidemment au bar.
Deux équipes s’affrontent : les Up’Ards, natifs du côté nord de la rivière Henmore, qui traverse la ville, et lesDown’Ards, natifs du côté sud. Les deux buts, des moulins, sont distants de 3 miles. Les Up’Ards doivent mettre le ballon à Sturston Mill, et les Down’Ards à Clifton Mill. Si les moulins eux-mêmes ont été détruits voilà des décennies, leur emplacement est resté marqué par des pierres, sur la berge de la rivière. Ce sont ces pierres qui ont longtemps servi de but. Elles ont été remplacées en 1996 par de nouvelles pierres, plus petites, posées sur des socles. Cette modification a été portée pour ajouter de la difficulté, les buteurs devant désormais être dans la rivière pour marquer ! Le processus de goaling est simple : le buteur doit toucher trois fois successives la pierre avec le ballon. Mais tout n’est pas si simple. Le buteur est en effet désigné dans le chemin vers le but adverse. Il doit pour cela être habitant d’Ashbourne, ou du moins que sa famille proche y soit connue. Le buteur ne marque ainsi pas par hasard, et un « touriste » a bien de chances d’y parvenir, bien qu’ils soient tout à fait bienvenus à se joindre à l’effort pour aller marquer. Les femmes sont elles aussi les bienvenues. Doris Mugglestone (pour les Up’Ards) et Doris Sowter (pour les Down’Ards) sont les premières femmes à avoir marqué, toutes deux en 1943, année où beaucoup d’hommes étaient au front.
Le match ne connaît pas de limite de joueurs ni de terrain. On peut ainsi jouer partout en ville, excepté dans quelques endroits bien précis : les propriétés privées, les églises, les monuments aux morts et leurs parcs adjacents. Il est également interdit de faire entrer le ballon dans un bâtiment. Le match se déroulant ainsi en plein air, les magasins de la ville sont protégés et les voitures garées assez loin… Les autres règles sont assez simples : interdiction de blesser intentionnellement un participant, de soustraire le ballon à la vue des participants (en le mettant dans un sac par exemple), et de transporter le ballon dans un véhicule motorisé.
La journée de jeu est elle rythmée de manière précise. Les participants déjeunent ensemble au Green Man Royal Hotel, où sont donnés les discours d’avant-match. Le ballon est ensuite amené au centre de la ville, où le coup d’envoi est donné à 14h précises, non sans avoir chanté « Auld Lang Syne » et l’hymne national. Si un but est marqué (goaled selon la terminologie locale) avant 17h00, un nouveau coup d’envoi est donné. Au-delà , c’est la fin du match pour la journée. Et si aucune équipe ne marque à 22h, c’est le coup de sifflet final.
Le Shrovetide Football a reçu par deux fois une visite royale. En 1928, le Prince de Galles, futur Edouard VIII, donne ainsi son « Royal Assent » en lançant le ballon pour le coup d’envoi. C’est lors de cet événement que le jeu est officiellement devenu Royal Shrovetide Football. En 2003, c’est le Prince Charles qui vient à son tour donner le coup d’envoi. Ce sont les deux seules années où la personne lançant le ballon n’a pas été portée par les participants sur leurs épaules pour rejoindre la plate-forme d’où est lancé le ballon. D’autres illustres visiteurs ont également lancé le ballon aux joueurs, comme Sir Stanley Matthews (en 1966), Brian Clough (1975) ou Roy McFarland (1982).
Ce fameux justement. Il ne s’agit pas d’un ballon de football conventionnel. Plus large et plus lourd, il est néanmoins spécialement conçu pour flotter, puisqu’il termine inévitablement sa journée dans la rivière. Ses peintures faites à la main représentent chaque année le dignitaire venu donner le coup d’envoi. Lorsqu’un but est marqué, le ballon est repeint avec le nom du marqueur, qui peut le conserver. Si personne ne marque, le ballon, qui souffre généralement beaucoup durant les parties, est repeint aux couleurs de la personnalité, qui peut ensuite le conserver. Beaucoup de ces ballons sont néanmoins visibles dans les pubs de la ville le temps des matchs. Des pubs qui sont évidemment divisés par équipe, qu’ils soient situés au sud ou au nord de la rivière Henmore.
Voici quelques images de l’année 2010, avec l’arrivée du ballon et le traditionnel lancer…
…ainsi que l’incompréhensible cohue qui s’ensuit!
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Très bon sujet PJ.
Mais comment dire ?
On dit que le rugby est un sport de voyou pratiqué par des gentlemen et que le football c’est l’inverse.
Là , ça ressemble plus à une tradition un peu sauvage.
Sur les images ça semble moins violent que le Calcio Fiorentino. Mais ça a l’air d’un beau bordel tout de même. Faut aimer.
Une fois de plus: j’adore! Très intéressant, une tradition que je ne connaissais pas du tout !